EUROPE / MIGRATION: La fin de la protection

de Bernd Kasparek, 12 févr. 2024, publié à Archipel 333

«Aujourd’hui est vraiment un jour historique», s’est exclamée la Présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, à l’ouverture de la conférence de presse qui a suivi la conclusion des négociations du trilogue[1] dans la matinée du 20 décembre 2023. À ses côtés se tenaient les trois rapporteur·euses du Parlement pour les trois règlements centraux du nouveau pacte sur les migrations et l’asile. Dans les jours et les nuits qui ont précédé, la Commission, le Parlement et le Conseil, en tant que représentant·es des États membres, ont négocié une ligne de compromis pour ces actes législatifs, scellant ainsi la réforme du régime d’asile européen commun (RAEC) dans son ensemble.

Les rapporteur·euses ont été visiblement marqué·es par ces négociations marathon et ont souligné à plusieurs reprises que l’accord était un succès politique majeur. Mais alors même qu’iels s’exprimaient, les premiers contenus et analyses du compromis étaient publiés. Il est rapidement apparu que le Conseil avait obtenu gain de cause sur presque tous les points, tandis que le Parlement, malgré la longueur des négociations, n’avait pu faire passer que des améliorations minimes.

L’espoir exprimé par de nombreuses personnes au cours de l’été 2023, y compris par certains membres de la coalition gouvernementale allemande, que le Parlement européen serait en mesure d’atténuer les pires difficultés de la position du Conseil s’est avéré être une erreur. Cela aurait pu être anticipé: le rapport de situation de la présidence espagnole du Conseil au début du mois de décembre indiquait déjà, sur un ton quelque peu triomphant, que la position du Conseil prévaudrait.

Toutefois, ce n’est que maintenant que l’on comprend à quel point le Conseil a réussi à mettre le Parlement au pied du mur.

Il n’est pas possible à ce stade d’entrer dans les détails du compromis. D’une part, la discussion devient rapidement très technique. D’autre part, il faut souligner qu’une fois de plus – comme ce fut le cas avec le compromis du Conseil en juin – seul un accord politique a été atteint. La formulation des lois, telles qu’elles doivent être adoptées et qui sera décisive pour leur mise en œuvre, ne sera finalisée que dans les semaines à venir. Cela laisse une marge de manœuvre pour une aggravation de la situation, tout en sapant le processus démocratique.

Des procédures frontalières entachées d’erreurs de logique

Comme cela a été discuté depuis longtemps, l’introduction de procédures frontalières sera un aspect clé de la réforme du RAEC. Ces procédures seront obligatoires pour les États membres. À cette fin, des installations proches de la frontière doivent être mises en place, dans lesquelles jusqu’à 30.000 personnes peuvent être détenues à tout moment. Au cours des prochaines années, leur capacité devrait être portée à 120.000 places. Les procédures frontalières concerneront principalement les personnes dont la nationalité a un taux de reconnaissance global[2] inférieur à 20 % dans l’UE.

Il s’agit là d’une erreur logique révélatrice. Si «seulement» un dixième de la population d’un pays est persécuté, un système d’asile efficace, conçu pour protéger l’individu, devrait examiner le cas individuel avec d’autant plus d’attention. Au lieu de cela, on utilise la fiction statistique selon laquelle un faible taux de reconnaissance est synonyme d’une faible probabilité de reconnaissance dans les cas individuels. Cette fiction est déjà mathématiquement incorrecte[3], mais elle montre surtout à quel point la logique du RAEC s’est éloignée de celle de la Convention de Genève sur les réfugié·es. Il ne s’agit plus de protéger l’individu contre les persécutions, mais de gérer une migration de masse forcée, dans laquelle la personne n’est qu’un élément statistique d’une population indésirable.

La procédure frontalière sera également obligatoire pour les personnes qui ont voyagé à travers un pays tiers dit sûr. Il semble incontestable que les procédures frontalières se dérouleront dans des conditions de détention et de protection juridique réduite. Le Parlement a seulement pu garantir que des conseils juridiques gratuits (et non une assistance juridique) seront fournis. Cependant, il n’y aura pas d’exception pour la détention des enfants; seuls les réfugié·es mineur·es non accompagné·es seront exempté·es.

Des refoulements qui n’en finissent pas

Le Parlement n’a pas non plus réussi à s’imposer sur un deuxième point important. Il avait demandé la mise en place d’un mécanisme de contrôle solide pour le règlement relatif à l’examen préliminaire. Ce règlement régit le premier contact entre la personne en quête de protection et l’État membre de l’UE, par exemple lorsqu’une personne est appréhendée après avoir franchi la frontière sans autorisation. À l’avenir, une décision sera prise dans les sept jours pour déterminer si la personne sera renvoyée directement, transférée vers la procédure frontalière ou transférée vers la procédure d’asile normale. L’examen se déroule sous la fiction de la non-entrée en matière. Malgré la présence de facto sur le territoire, il est supposé de jure que l’entrée n’a pas encore eu lieu. Les personnes qui font l’objet d’un examen préliminaire peuvent donc compter sur des garanties procédurales encore plus réduites.

Il a été prouvé que le premier contact entre les garde-frontières et les réfugié·es aboutit souvent à des refoulements, c’est-à-dire à des retours illégaux et violents à travers la frontière. Le mécanisme de contrôle allégé n’est pas destiné à être installé à la frontière, mais seulement dans les centres de contrôle. Il ne pourra donc pas empêcher efficacement les refoulements dans l’UE.

Le seul aspect positif à noter est le renforcement du «lien de connexion» pour les expulsions vers des pays tiers. En vertu des nouvelles règles, il sera possible d’expulser les demandeur·euses d’asile vers un pays tiers sûr après un rejet dans le cadre de la procédure à la frontière. Toutefois, il doit désormais exister un lien étroit entre la personne et ce pays tiers; un simple transit n’est plus suffisant et le consentement «volontaire» ne peut plus servir de base. Cela signifie que le modèle rwandais, qui a déjà été qualifié d’illégal au Royaume-Uni, sera également incompatible avec le droit communautaire à l’avenir. Il faut espérer que cela mettra rapidement fin au débat en Allemagne.

Crise, force majeure, instrumentalisation

Ces trois aspects concernent le cas normal du RAEC. Toutefois, la réforme comprend également un règlement de crise qui permet d’abaisser encore les normes en cas de «crise» (arrivée massive), de «force majeure» et d’»instrumentalisation» (soutien à la migration forcée par des États ou des «acteurs non étatiques hostiles» sur la base d’un calcul politique). Cela ouvre la porte à l’affaiblissement des garanties procédurales déjà faibles pour les personnes en quête de protection. Un tel cas doit être décidé par le Conseil (le Parlement n’est pas impliqué ici). Toutefois, compte tenu de l’état d’esprit politique qui règne au sein du Conseil, il faut s’attendre à ce que de telles décisions soient prises régulièrement dès que les États membres en feront la demande. Il faut reconnaître que la réforme a enterré la vision initiale du RAEC, qui était d’établir un «espace de protection» commun et homogène. Malgré le fait qu’il s’agit d’une législation euro-péenne et que les institutions européennes auront un rôle plus important: l’esprit des nouveaux règlements n’est plus de guider l’action des États en termes de système efficace de protection des réfugié·es et de la limiter en cas de conflit avec d’autres intérêts étatiques. Au contraire, les États membres sont régulièrement libres de prendre des mesures plus strictes, par exemple en étendant les procédures aux frontières à tous les demandeurs de protection.

Pas de solidarité européenne

Ceci nous amène au dernier point. Même si le contraire est affirmé à maintes reprises, la répartition inégale des responsabilités dans le traitement des demandes d’asile, instaurée par le système de Dublin et qui est à l’origine de son échec, n’est pas réformée. Dans le même temps, aucun mécanisme de solidarité efficace n’a été créé. Le retour du concept controversé de «solidarité flexible» signifie que les États membres sont désormais libres de décider de la manière dont ils assument la responsabilité dans le RAEC. Il n’y a plus d’obligation d’accepter les demandeur·euses d’asile reconnu·es, mais ils peuvent également contribuer à un fonds pour les mesures de sécurité aux frontières. Cela va également à l’encontre de l’idée d’un système européen commun. Il est donc plus que douteux que les États membres de l’UE proches de la frontière soient fondamentalement incités à participer au nouveau système. Après tout, on leur demande maintenant de mettre en place et de gérer des centres de détention massifs à proximité de la frontière. En contrepartie, ils ne peuvent guère espérer un soutien autre que financier. Un scénario possible serait donc que leur politique de laisser passer les gens vers le nord (qui a déclenché la crise du RAEC) se poursuive. Un autre scénario possible serait qu’un État membre privilégie fondamentalement les procédures aux frontières et la détention de tou·tes celles et ceux qui cherchent une protection. Une troisième possibilité serait qu’un État membre proche de la frontière déclare à plusieurs re-prises une crise afin de passer outre les règles du RAEC. On observe une dynamique similaire depuis de nombreuses années dans le système Schengen: les États ont longtemps transformé l’exception – les contrôles temporaires aux frontières intérieures – en règle permanente.

Des enjeux démocratiques

Avec l’accord sur la réforme du RAEC, obtenu sous forte pression, l’UE, ses États membres et les partis représentés au Parlement ont fait un pari extrêmement dangereux sur l’avenir. Iels espèrent que la seule force de la frontière empêchera les personnes en quête de protection d’arriver en Europe. Ils sont prêts à payer un prix humain effroyable pour cela, ou plus précisément: à faire payer ce prix effroyable à celles et ceux qui cherchent une protection. Mais que se passera-t-il si les mesures s’avèrent inefficaces ou si leurs conséquences – la mul-tiplication des souffrances aux frontières extérieures – démontrent à quel point l’UE est prête à trahir ses propres valeurs? Alors sonnera l’heure de l’autoritarisme, du racisme et du fascisme à travers les nouveaux mouvements de droite en Europe. La démocratie et l’État de droit en Europe seront alors encore plus menacés. Nous en voyons déjà les prémices aujourd’hui: le gouvernement Sunak au Royaume-Uni et le gouvernement Macron en France pourraient tomber parce que sous la pression de la droite, ils ne sont plus en mesure de concilier la politique migratoire, les droits fondamentaux et humains et la démocratie. Cela montre que le conflit sur l’immigration est en fait une bataille pour l’avenir de la démocratie.

Bernd Kasparek* Le 21 décembre 2023

  • Mathématicien et anthropologue culturel, spécialisé dans les études sur les migrations et les frontières. Ses recherches portent sur le régime européen des migrations et des frontières, l’européanisation, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex, les politiques d’asile en Europe, en particulier celle de Dublin, et les frontières numériques. Cet article est paru dans https://www.medico.de.
  1. Dans le contexte d’une procédure législative ordinaire de l’Union européenne, un trilogue est une négociation interinstitutionnelle informelle qui réunit des représentant·es du Parlement européen, du Conseil de l’Union européenne et de la Commission européenne. Son objectif est de parvenir à un accord provisoire sur une proposi-tion législative acceptable à la fois pour le Parlement et le Conseil, les colégislateurs. Cet accord provisoire doit ensuite être adopté par chacune de ces institutions par le biais de procédures formelles.
  2. À savoir la différence entre le nombre de demandeur·euses d’asile recevant une décision positive (reconnaissance du statut de réfugié·e défini par la Con-vention de Genève ou octroi d’une protection subsidiaire) et le nombre de celles et ceux qui reçoivent une décision négative.
  3. Lors d’un lancer de dés répété, la probabilité statistique d’obtenir un 1 est également inférieure à 20 % (16,67 %). Il est donc contraire à l’expérience de supposer que les futurs lancers de dés n’aboutiront généralement pas à un 1.