Voici le récit de 3 mois passés en Chine, à la rencontre de paysan·ne·s, coopératives, communautés, réseaux, néoruraux et pionnier·e·s d’alternatives aux causes et effets impitoyables d’un exode rural considéré comme la plus grande migration dans l’histoire de l’humanité. Un aller-retour, principalement en train, nous a permis de prendre acte de plusieurs des dimensions qui nous éloignent de la complexité incommensurable de ce pays-continent.
Toujours calme, judicieuse, parfois discrètement souriante, Shi Yan, dans la trentaine, est rapidement devenue une des icônes de la prise de conscience écologique en Chine. Lors d’un stage dans une AMAP américaine il y a 8 ans, elle a compris que la sécurité alimentaire passe par la revalorisation du style de vie paysan. Aujourd’hui gérante de sa ferme Shared Harvest en banlieue pékinoise, elle préside en plus le réseau national: 500 AMAPs qui nourrissent plus d’un demi million de Chinois·es. Malgré les prix 2 à 3 fois supérieurs au marché, Shi Yan estime que 40% des Pékinois·es peuvent se permettre de manger AMAP.
A la ferme, le travail est central – on se lève tôt et on se couche tôt. Le menu est composé de produits maison: pas très varié mais sain, bon et de saison. Les bols sont nettoyés au son de blé qui nourrit les cochons par la suite – grand contraste avec le gaspillage de l’abondance gastronomique habituel pour un nombre croissant de citadin·e·s. Ici, l’afflux continu de jeunes apprenti·e·s témoigne d’une grande envie de participer activement au changement. Bien qu’il·elle·s aient le statut de bénévole, une rémunération modeste mais correcte contribue à l’image qu’une agriculture respectueuse n’est pas synonyme d’esclavage ou de misère et aide les parents à accepter. «Parfois les parents viennent de loin pour sortir leurs enfants d’ici – ils veulent à tout prix éviter que leur enfant devienne paysan·ne. C’était pire avant, on était plus proche d’une communauté de vie.»
A Kunming, ville «aux 4 printemps», 2000 km plus au Sud, on rencontre Zhongren. Pendant la sécheresse de 2010, il se retrouve avec un groupe d’ami·e·s pour apporter de l’eau aux paysan·ne·s en pénurie. La pluie revenue, il·elle·s démarrent la première AMAP de la ville. Le groupe gère sa propre ferme en dehors de la ville, même si des paysan·ne·s des alentours fournissent une partie importante des produits, un peu selon le modèle du commerce équitable. Au lieu de devoir chercher du travail plus lucratif ailleurs, cela leur permet de pouvoir rester à la campagne. Parallèlement l’AMAP promeut la pratique du bio. Aujourd’hui deux magasins et un système de vente par smartphone touchent de plus en plus de monde.
Le rêve de Tingting
Pas loin de la ville, à travers les ruelles en terre et pierres de Damoyu, un petit village de la minorité Yi, on suit Tingting, jeune universitaire au sourire timide mais généreux. D’innombrables heures perdues au milieu des embouteillages sur le trajet entre son appartement et l’université lui ont insufflé le courage d’abandonner le revenu stable de la recherche universitaire et de mettre en pratique avec son mari ses idées autour de l’entreprise sociale et l’écologie.
Comme énormément de villages partout en Chine, Damoyu est à moitié abandonné et tombe en ruine. On y rencontre principalement des gens âgés et leurs petits enfants. Bien qu’ils constituent la main-d’œuvre du miracle économique chinois, la loi ne permet pas aux parents d’accéder aux droits sociaux, comme la scolarisation des enfants, dans les villes où ils travaillent.
De quoi expliquer la chaleur des villageois·e·s pour la vision et l’énergie du jeune couple qui recrée une vie sociale, reconstruit des maisons et attire touristes et bénévoles.
Lors de notre séjour d’une semaine, nous rencontrons plusieurs jeunes couples qui viennent s’informer sur les prix du foncier, mais Tingting garde un esprit critique. Elle sent vite s’ils s’intéressent réellement au projet commun d’une revitalisation de la vie paysanne – elle veut à tout prix éviter que Damoyu se transforme en banlieue bourgeoise.
Saveurs Dong
Perdu dans les montagnes du Guizhou, chez la minorité des Dong, le village natal de Youniuge offre des paysages magnifiques de terrasses d’un vert éclatant qui couvrent les pentes et abritent chacune un bœuf. Il y a quelques années Youniuge s’est rendu compte que le riz moderne qu’il mangeait avait perdu les saveurs de son enfance. Alors, avec l’aide de sa communauté, il a mis en place une pratique de sauvegarde des variétés anciennes.
Aujourd’hui, une bonne partie des dizaines de tonnes de récolte annuelle est vendue à un bon prix dans les réseaux bio et gastronomiques de Shanghai et constitue pour le village une base de revenus importante qui rend possible le maintien de la culture locale. Le meilleur ami de Youniuge s’est lancé parallèlement dans l’apprentissage de la médecine traditionnelle. Des visites régulières chez des guérisseuses et médecins locaux.les sont pour lui un trésor inestimable de savoirs-faire en voie d’extinction depuis l’ouverture au marché mondial des médicaments et médecines.
Vivre dans le Sud
Quand Tang Guanhua et ses ami·e·s décident en 2009 d’occuper un bâtiment abandonné pour échapper à la pauvreté des artistes et à la vie préprogrammée, le futur semble ouvert. Mais le groupe est expulsé après deux semaines et se dissout. Avec sa femme Zhenzhen, également esprit critique et touche-à-tout créative, passionnée de l’artisanat du textile, il·elle·s décident alors d’essayer autre chose et s’installent sur une montagne pour cinq ans d’expériences en autosuffisance. L’initiative séduit les médias, génère du passage inattendu, crée des liens et c’est en 2015 que le couple, avec six autres personnes, retente l’expérience collective: Nanbu Shenghuo, «Vivre dans le Sud» est né.
Le groupe s’installe à une heure de Fuzhou, capitale du Fujian au climat doux dans un village de maraîcher·e·s producteur·trice·s de nouilles – qui sèchent au soleil devant les maisons. En Chine tout terrain reste propriété de l’Etat mais le groupe acquiert le droit d’usage d’un grand terrain vague au bord du village et d’une zone de sources d’eau potable où broutent les buffles.
Et les villageois·e·s enthousiastes continuent à leur prêter des terres. Dawang, originaire du Nord, anime le jardin collectif ainsi qu’une petite école d’écologie pour les enfants du village. Xiaofan travaille sur la communication pour le petit festival de trois jours qu’organise le groupe autour de la vie autonome, l’artisanat, les jeux et la musique. Le maître Yu, artiste visuel à Pékin dans une vie antérieure, bricole sur les infrastructures et cache plein d’idées créatives derrière son regard taciturne mais malin.
Un des défis majeurs est d’inventer ensemble les bases et les pratiques d’une nouvelle vie collective. Le saucissonnage social et la superficialité des rapports de la vie urbaine ont laissé chez ces jeunes le rêve de vivre sur des bases d’amitié, libéré·e·s du poids de coutumes et attentes sociales et familiales et des marchés multiples qui conditionnent les rapports sociaux en Chine comme ailleurs. Apprendre à être soi-même, ensemble. Un grand défi puisque le passé s’exprime tous les jours à travers une myriade de petites habitudes, obstacles imprévisibles malgré l’enthousiasme qui accompagne cette autre voie.
PuHan
Le village natal de Tianyan est construit sur un énorme massif de granit. Les dernières années, des dizaines d’usines y ont été érigées qui extraient la pierre sans les autorisations nécessaires. Elles menacent villages et environnement mais exportent vers le monde entier. Tianyan a rejoint une lutte juridique de grande envergure mais cherche en même temps d’autres façons d’aborder collectivement la fragilité des campagnes face au tsunami capitaliste.
On se rencontre près de la ville de Xi’an dans le sud-est de la province du ShanXi, berceau de la culture chinoise sur la rive du fleuve jaune. Puzhou et Hanyang sont deux petites villes de province entourées de 43 villages dans lesquels une majorité des paysan·ne·s s’organisent dans une grande coopérative: PuHan. Considérée peut-être comme l’expérience la plus poussée d’une nouvelle forme d’organisation sociale dans la Chine actuelle, elle fait l’objet de beaucoup de curiosité, autant dans le monde paysan et néorural que dans le monde universitaire.
En 1998, Zhengbing commence à donner des cours en agriculture bio aux habitant·e·s de son village, puis des cours de line-dance chinois. Une dynamique qui se diversifie par la suite et gagne rapidement en ampleur. Aujourd’hui, près de 4000 familles dans les villages et plusieurs fois autant dans les villes alentour se donnent la main pour sauvegarder la possibilité d’une vie digne à la campagne. Chaque village a une maison dans laquelle se retrouvent les plus âgé·e·s, une autre où les enfants sont gardés collectivement. Des achats groupés diminuent les coûts, autant des produits agricoles que ménagers. Une coopérative de crédit permet aux agriculteur·trice·s de s’en sortir, même pendant les mauvaises années.
Des liens se tissent entre paysan·ne·s et citadin·ne·s grâce à la vente directe des produits agricoles ou les services rendus par les villageois·e·s pour gagner de l’argent. Cette pratique est omniprésente dans la Chine actuelle mais ici elle se vit sur des bases amicales – les citadin·e·s viennent aussi à la campagne avec leurs enfants, pour soutenir les paysan·ne·s et garder un lien avec la terre qui les nourrit.
Centre Liang Shuming
Un des 43 villages de PuHan héberge une petite école pour l’enseignement en agriculture bio et une maison du Centre Liang Shuming pour la Reconstruction Rurale (CLRR). Une douzaine d’étudiant·e·s de tout le pays y sont logé·e·s pendant au moins six mois pour étudier et participer à l’organisation de la coopérative.
Le CLRR est une ONG chinoise qui œuvre depuis 2004 pour la qualité de vie des paysan·ne·s, l’agriculture saine et durable et la revalorisation des villages et de la culture des campagnes. Issu·e·s du monde universitaire, il·elle·s mènent des actions sur des terrains très différents: partenariats avec plus de 200 associations étudiantes, permettant à plus de 100.000 étudiant·e·s de participer à des stages et actions bénévoles dans 27 provinces chinoises, soutien actif à la création de coopératives paysannes, établissement de dizaines de sites expérimentaux.
Il y a 4 ans, il·elle·s créent un réseau national pour la protection des semences paysannes face à la semence industrielle. Outre une multitude d’activités sur le terrain avec paysan·ne·s, minorités et étudiant·e·s, le CLRR prend part aux réseaux et rencontres internationales et participe activement au paysage législatif chinois, s’opposant entre autres à une adhésion chinoise à l’UPOV* 1991.
Eaton College
Après avoir travaillé dans la culture commerciale d’orchidées, Asha, la vingtaine, souriant, enthousiaste et curieux, part à la recherche de modes de vie alternatifs. Après un court passage à Nanbu Shenghuo où nous nous sommes rencontrés, il nous invite à une heure de route de la ville de Nanjing dans une petite école, Eaton College, où il vit et étudie pendant un an. Fondée par le PDG d’une entreprise produisant des uniformes scolaires, chaque année une dizaine de jeunes s’y voient accorder l’opportunité d’étudier librement des sujets de leur choix. A leur disposition: des logements, une petite cuisine et une bibliothèque, le tout sur un petit terrain qui se prête aux expériences, à côté d’une ferme bio, où les étudiant·e·s travaillent deux heures par jour afin d’acheter la nourriture collective, seul frais qui leur revient. De ce fait, il·elle·s vivent comme un petit collectif autogéré – toutes les décisions de la vie quotidienne sont prises ensemble dans un esprit d’amitié et d’entraide. Des professeurs venu·e·s de la ferme ou parfois de très loin passent plusieurs fois par semaine enseigner des sujets divers et variés.
Les cinq jeunes esprits critiques qu’on rencontre sur place partagent le regard ouvert au monde et au changement qu’on a trouvé partout sur notre chemin. Et comme tou·te·s les autres, on les invite à venir découvrir nos réalités européennes et à s’inspirer pour la construction d'un futur commun.
* Union Internationale pour la Protection des Obtentions Végétales.
Sauver la Chine rurale
Voici le récit de 3 mois passés en Chine, à la rencontre de paysan·ne·s, coopératives, communautés, réseaux, néoruraux et pionnier·e·s d’alternatives aux causes et effets impitoyables d’un exode rural considéré comme la plus grande migration dans l’histoire de l’humanité. Un aller-retour, principalement en train, nous a permis de prendre acte de plusieurs des dimensions qui nous éloignent de la complexité incommensurable de ce pays-continent.