En Roumanie, nos dernières forêts primaires et naturelles sont victimes des tronçonneuses à une vitesse incroyable. Depuis environ deux ans, une procédure d’infraction de l’Union européenne (UE) est en cours contre la Roumanie, mais rien n’a changé. Jour après jour, de plus en plus de forêts disparais-sent, et avec elles l’habitat d’innombrables espèces animales et végétales – un patrimoine naturel unique.
Il ne reste en Europe que très peu de ces vieilles forêts qui ont poussé pendant des millénaires, quasiment épargnées de toute intervention humaine. Ces forêts primaires sont à la fois des hauts lieux de la biodiversité et de grands réservoirs de carbone. Elles sont donc cruciales pour la protection du climat et de la biodiversité. Environ un tiers des forêts primaires et des forêts naturelles de la zone climatique tempérée d’Europe se trouve en Roumanie. Le pays abrite encore un peu plus de 500.000 hectares de forêts primaires et naturelles potentielles selon l’étude Primofaro (Potential Primary and Old-Growth Forest Areas in Romania) réalisée par EuroNatur en 2019. Mais ces forêts sont soumises à une pression constante et continuent d’être abattues chaque jour, même dans les zones protégées: chaque arbre prélevé augmente les coupes à blanc et les dernières forêts primaires d’Europe se réduisent comme peau de chagrin.
Interdiction de détérioration
Depuis des années, les ONG suivent avec une inquiétude croissante la destruction de ces précieuses forêts, y compris dans les zones protégées telles que les parcs nationaux et les sites Natura 2000, ainsi qu’à proximité des sites du patrimoine mondial de l’UNESCO1. Les sites Natura 2000 font partie d’un réseau européen de zones protégées. Les États membres de l’UE sont donc tenus de respecter les directives existantes à cet égard et de les transposer dans leur législation nationale. Une partie de ces directives européennes consiste à ce que chaque État membre protège les habitats définis dans la directive (y compris les forêts vierges et naturelles) et s’assure qu’ils res-tent dans un bon état écologique ou qu’ils soient restaurés s’ils sont déjà dégradés. C’est ce qu’on appelle le principe de «non-détérioration». Des organisations environnementales telles qu’EuroNatur et Agent Green ont déposé plusieurs plaintes auprès de l’UE en 2019 et 2020, car la Roumanie ne respecte pas ces accords. En février 2020, la Commission européenne est intervenue et a lancé une procédure d’infraction contre la Roumanie pour non respect de ces accords. Le pays a été prié d’adapter sa législation de manière à ce que les forêts situées dans les zones Natura 2000 soient réellement protégées, conformément à la législation européenne. Pourtant, ces der-nières années, les organisations de protection de la nature ont continué à rassembler des preuves montrant que la déforestation massive se poursuit dans ces zones.
En été 2021, par exemple, de grandes coupes à blanc ont été découvertes sur le site Natura 2000 de Domogled, qui est également le plus grand parc national de Roumanie. Les coupes à blanc se situent très près du centre de la zone ainsi que des sites du patrimoine naturel mondial de l’UNESCO et concernent de très anciennes forêts primaires et naturelles d’une importance biologique exceptionnelle.
La Roumanie abrite en outre les plus grandes populations d’ours, de loups et de lynx d’Europe; de plus, les forêts primaires et naturelles sont l’habitat de nombreuses autres espèces endémiques et rares, comme le grand tétras (Tetrao urogallus), le pic tridactyle (Picoides tridactylus) ou le pique-prune (Osmoderma eremita). Les déforestations massives ne menacent pas seulement leurs moyens de subsistance, la connectivité écologique (2) entre les habitats est également mise en péril, ce qui peut conduire à l’isolement des populations et à une diminution de la variabilité génétique. Nos dernières forêts primaires et naturelles sont indispensables à la préservation de la biodiversité.
Une dangereuse illusion
Il en va de même pour la protection du climat, car les vieilles forêts sont des puits de carbone de tous les superlatifs. Malheureusement, une grande partie de la déforestation repose sur une vérité déformée: la biomasse issue du bois est vantée comme une «énergie verte». Or, il s’agit d’un leurre à deux égards: les forêts repoussent certes, mais la biodiversité et les cycles naturels sont perdus pour de nombreuses années, si ce n’est irrémédiablement. Le processus de combustion libère d’énormes quantités de CO2, qui doivent être stockées pendant des siècles avant que la forêt ne puisse se re-nouveler. La combustion du bois libère donc en très peu de temps une grande quantité de CO2, précisément celui qui était stocké dans les arbres. De plus, sur les surfaces où se trouvait la forêt, le CO2 stocké dans le sol en grande partie sans végétation est également libéré. Il faudra plusieurs décennies pour stocker à nouveau ces quantités de CO2.
Cela montre clairement que la production d’énergie à partir de la biomasse ligneuse – en particulier lorsqu’il s’agit de bois provenant de forêts anciennes – n’est pas durable et ne devrait pas être présentée ainsi. C’est pourquoi les différentes organisations de protection de la nature s’allient pour que la production d’énergie à partir de la biomasse ligneuse ne soit plus prise en compte dans les objectifs en matière d’énergies renouvelables.
La directive européenne sur les énergies renouvelables (RED - Renewable Energy Directive) est actuellement en cours de révision, ce qui rend le moment propice à cette revendication. Le bois des forêts primaires et naturelles ne doit pas être brûlé pour un gain d’énergie à court terme. Les vieilles forêts doivent rester intactes jusqu’à ce que les arbres meurent d’eux-mêmes et que le cycle recommence!
Une autre grande partie du bois extrait des dernières forêts vierges et naturelles est utilisée pour la production d’aggloméré et de meubles bon marché. Malgré l’abattage illégal, il n’y a aucune conséquence juridique pour les entreprises forestières.
Pendant ce temps-là, les autorités roumaines continuent d’affirmer que tout est sous contrôle dans les forêts vierges et naturelles du pays. En effet, des modifications législatives ont été apportées, mais malheureusement, en y regardant de plus près, on constate qu’elles n’ont aucun effet positif et que les forêts continuent d’être déboisées.
Le système national de suivi des transports de bois appelé SUMAL 2.0, un programme en ligne avec application intégrée, en est la preuve. Il permet de suivre les zones dans lesquelles des transports de bois ont eu lieu les trois jours précédents. L’application montre l’ampleur du phénomène: environ 45.000 transports par jour y sont enregistrés. Les photos que les chauffeurs doivent télécharger montrent parfois des troncs de plusieurs mètres d’épaisseur de très vieux arbres – qui proviennent très probablement de zones protégées. Et SUMAL 2.0 ne montre que les transports qui sont officiellement enregistrés!
Au cours des deux années qui se sont écoulées depuis le début de la procédure d’infraction de l’UE, rien n’a donc fondamentalement changé en Roumanie. Il faudrait maintenant que la Commission européenne passe enfin à l’étape suivante et traduise les autorités roumaines devant la Cour de justice européenne. Il existe aujourd’hui suffisamment de preuves que les forêts paradisiaques ne sont pas suffisamment protégées sur les sites Natura 2000 et autres zones protégées de Roumanie.
Janinka Lutze* EuroNatur
- Les „Forêts primaires et anciennes de hêtres des Carpates et d‘autres régions d‘Europe“ sont un ensemble de sites naturels exceptionnels de forêts tempérées complexes. Cette série rassemble aujourd‘hui 94 forêts réparties sur 18 pays allant de l‘Espagne jusqu‘à l‘Ukraine.
- La connectivité écologique est définie comme étant le degré de connexion entre les divers milieux naturels présents au sein d’un même paysage, au niveau de leurs composantes, de leur répartition spatiale et de leurs fonctions écologiques.